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L’urgence impérieuse d’un front de résistance

Raul RoaUn régime démocratique sans contenu économique, sans une large base sociale et sans la participation active du peuple à l’orientation du pouvoir public est un attirail inutile dans cette conjoncture historique de transition

SI les formes démocratiques de gouvernement ont été soumises aux épreuves les plus dures ces derniers temps, nulle part ailleurs elles n’ont été aussi violemment attaquées et aussi gravement ébranlées que dans notre Amérique. Du sud au nord, les loges militaires, les seigneurs de la terre, les marchands du pouvoir, les oligarchies féroces et les grandes entreprises, dans un sinistre consortium, ont aboli, sans que ni l’ONU ni l’OEA ne leur fassent obstacle, les libertés fondamentales de l’Homme et du citoyen. L’adultération cynique de la volonté populaire, ou la substitution violente de gouvernements constitutionnellement élus par des autocraties de types totalitaires caractérisent ce processus dramatique qui menace de se généraliser à l’ensemble du continent.

Le « cinquième colonnisme » pseudo-marxiste et la cupidité impérialiste règnent aujourd’hui sur un faisceau de nations invertébrées, à la merci de faucons, de caciques, de politicards, de banquiers et d’hommes d’affaires sans scrupules. De rares gouvernements aux racines populaires, la plupart minés par la corruption administrative, les déséquilibres sociaux, la démagogie électorale et l’exploitation coloniale, complètent ce sombre tableau. Il ne fait plus aucun doute que le sort de la démocratie est jeté. L’urgence impérieuse de former un large front de résistance face à l’agressivité des ennemis des libertés populaires saute aux yeux.

Il est indéniable que la conception démocratique de la vie, de la société et de l’État est consubstantielle à l’esprit et au développement historique de nos peuples ; mais il n’en demeure pas moins vrai que cette conception est actuellement menacée par les forces les plus rétrogrades et les plus prédatrices de notre temps.

La question centrale à débattre est de savoir comment galvaniser le régime démocratique, au point de promouvoir, chez les peuples, la détermination passionnée de le défendre, au prix de la vie, dans toutes les contingences et circonstances. Un régime démocratique sans contenu économique, sans une large base sociale et sans la participation active du peuple à l’orientation du pouvoir public est un attirail inutile dans cette conjoncture historique de transition. Il ne peut y avoir de circonlocutions ou d’euphémismes à ce sujet.

Le problème essentiel auquel la démocratie est confrontée à l’heure actuelle est de savoir comment organiser la société sans porter atteinte à la liberté. Au plan mondial, il est désormais impératif que la démocratie distingue clairement les droits subjectifs des droits patrimoniaux. Les questions concernant la personne humaine ne peuvent être résolues que par « la recherche et l’établissement d’une structure juridique plus juste, qui permette de réduire le problème à ses véritables termes ».

Les droits patrimoniaux ne peuvent exister qu’en fonction de la société. Aucun intérêt individuel, qui prétendrait s’opposer à l’intérêt social, n’est légitime. Si nous aspirons à ce que l’Homme retrouve sa « fertilité perdue » et développe pleinement ses aptitudes et son potentiel, il est indispensable de discipliner socialement les choses. La tâche qui attend le mouvement démocratique est d’une complexité extrême.

Dans le cas particulier de notre Amérique, nous devons compter sur ce que l’histoire nous a donné. Sur les plans matériel et culturel, beaucoup de progrès ont été réalisés jusqu’à présent au cours de ce siècle. Si l’on considère le processus dans son ensemble, il faut toutefois convenir que la structure économique, sociale et administrative des peuples hispano-américains a un besoin urgent de transformation substantielle. Cette transformation doit aller de pair avec le respect des libertés publiques et une politique internationale de condamnation militante de tous les régimes qui portent atteinte à la dignité humaine.

Il faut insister sur le fait que les institutions représentatives de notre continent ne pourront être sauvées qu’à travers des élections régulières, l’honnêteté administrative, les libertés publiques, le bien-être économique, la justice sociale, la diffusion du savoir et la consolidation de la souveraineté. C’est une occasion unique de donner un contenu et une projection historique à la lutte contre les dictatures américaines.

Les États américains se sont engagés à garantir la liberté et la justice aux peuples en signant la Charte des droits de l’Homme aux Nations Unies et la Charte des droits et devoirs de l’Homme à la 9e Conférence interaméricaine à Bogota.

La paix est l’aspiration suprême de l’Homme qui ressent la liberté comme un impératif de conscience. Les dirigeants des forces ouvrières devront jouer leur rôle en première ligne. Personne d’autre ne sera en mesure d’apporter les formules de progrès social les plus urgentes et les plus efficaces pour renforcer le régime démocratique.

Le problème de l’industrialisation de notre Amérique devra aussi faire l’objet d’un débat. Accroître le potentiel économique de nos peuples est l’un des moyens les plus efficaces de renforcer et de consolider le régime démocratique et de mettre en échec les impérialistes de tous bords.

La manière dont les pays les plus développés peuvent contribuer à cet accroissement de notre potentiel économique doit être examinée à la lumière de cette question : les gouvernements représentatifs et respectueux des libertés publiques et ceux qui sont nés de l’usurpation de la volonté du peuple et refusent à leurs gouvernés la jouissance des droits essentiels de l’Homme et du citoyen pourraient-ils être placés sur un pied d’égalité par rapport à cette aide ? La question de la reconnaissance des gouvernements de facto ne peut pas non plus être ignorée. Il n’y a pas de lignes directrices en la matière dans le droit public interaméricain, ni d’unanimité d’opinion dans les chancelleries.

Si la démocratie a besoin des deux Amériques pour surmonter la crise profonde qu’elle traverse, il est essentiel que la politique de bon voisinage soit effectivement rétablie. Après la mort de Franklyn Delano Roosevelt, « nous avons été les bons et eux les voisins ». Si seulement le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple cessait d’être le gouvernement au nom du peuple, sans le peuple et contre le peuple ! Si seulement l’Amérique de Juarez et celle de Lincoln vivaient sur un pied d’égalité, en paix et en harmonie !

(Fragments tirés de « 15 ans plus tard », Éditions Libreria Selecta, La Havane, 1950). •
(Fragments tirés de « 15 ans plus tard », Éditions Libreria Selecta, La Havane, 1950).

*Raul Roa, écrivain, professeur, historien, fut ministre des Relations extérieures de 1959 à 1976, et connu sous le nom de Ministre de la Dignité.

(Granma)

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