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Lectures de Noël : notes sur une articulation en rien plébéienne

Cristman readingÀ Cuba, il n’y a pas et il n’y aura pas de chasse aux sorcières. Il n’y aura pas non plus d’impunité. Nous, les Cubains, respectons ceux qui défendent avec honnêteté des critères antagonistes. Ce ne sont pas des ennemis. Nous dialoguons, nous débattons, nous confrontons nos idées. Mais des décennies de confrontation avec l’impérialisme nous ont appris à découvrir le double standard de l’ennemi, la peau de mouton sur le corps du loup

L’une de mes bonnes amies, à qui je confiais que pendant ces journées de Noël je lisais et relisais quelques textes qui exprimaient les sentiments et les idées d’un petit groupe d’intellectuels qui s’arrogent le droit de représenter les majorités dans un manifeste qu’ils appellent Articulation plébéienne, et que je me proposais d’écrire sur les thèmes qu’ils abordent, m’a suggéré un titre : Lectures de Noël. Je ne l’ai pas prise au sérieux quand elle me l’a dit, mais plus tard je me suis souvenu qu’il y avait eu des « Pâques sanglantes » dans la lointaine 1956, à l’époque où la violence d’État exercée par la dictature de Batista avait arraché la vie de 23 jeunes Cubains en trois jours seulement.

Du fait que l’un des thèmes abordés est précisément celui de la violence d’État, le titre m’a semblé pertinent. Chaque assassinat, chaque détenu torturé pendant la dictature de Batista, enflammait davantage le peuple, car s’il y a une chose que le Cubain n’admet pas, c’est bien l’abus, l’usage abusif de la force. La Révolution a été la réponse à la violence inhérente au capitalisme néocolonial cubain : à l’ingérence du proconsul étasunien (les présidents de l’empire ne prenaient même pas la peine de visiter ce « petit pays »), celle des marines étasuniens grimpés sur la statue de José Marti au parc Central ou dans les tripots et les clubs de La Havane, celle du coup d’État qui installait à la présidence l’homme le plus proche des intérêts de Washington, celle des énormes différences entre riches et pauvres, ou celle qui s’exerçait, physiquement ou moralement, contre les femmes, les Noirs, les paysans ?

La série télévisée Coisa mas linda, produite par Netflix au Brésil – actuellement sur nos écrans –, situe son intrigue entre les années 1959 et 1960 ; la seule présentation, je ne dirais pas directe, mais suffisamment visible, du rôle attribué aux femmes et aux Noirs par la société de l’époque, frappe le spectateur cubain. Ce n’est pas seulement que notre point de vue ait évolué. C’est précisément au même moment que la Révolution faisait disparaître les vieux fondements mentaux et institutionnels du racisme et du machisme à Cuba. « Une Révolution dans une Révolution », c’est ainsi que la qualifia Fidel.

De nombreux films de l’Icaic, qui venait d’être créé, rendent compte de cet acte révolutionnaire, nécessairement violent (parce qu’il faisait face à une violence historique et institutionnalisée) de libération de la femme cubaine et, en général, de tous les opprimés. Les changements ne se produisaient pas par décret : ils étaient imposés par l’action protagoniste des masses composées d’individus conscients. Et le dialogue. Le premier postulat du dialogue fut l’alphabétisation, l’enseignement général et gratuit. « Je ne vous demande pas de croire, je vous demande de lire », exhortait Fidel. Le dialogue s’amplifia sur la Place [de la Révolution], sur les lieux de travail, dans les salles de cours. On l’appela pour approuver des déclarations, des congrès, des constitutions, des orientations, des aides internationalistes.

Lorsque l’on passe en revue les luttes pour l’égalité raciale et de genre aux États-Unis et au Brésil dans les années 1960, on comprend combien ce petit archipel avait progressé. Barack Obama s’était vanté à La Havane de l’importance de son élection à la présidence, ignorant, évidemment, les leçons les plus profondes des années 1960 et 1970. L’admiration de Malcolm X pour la Révolution cubaine et la rapide radicalisation de sa pensée eut pour toile de fond un contexte international de luttes populaires. De leader des Noirs, l’Afro-étasunien était devenu un leader des opprimés, un combattant anticapitaliste. Ce changement radical allait lui couper la vie.

Au fil des années, la Révolution a pu rendre visibles de nouveaux espaces d’injustice, et y déployer sa force de rectification : le chemin vers la justice totale est sans fin. Le changement dont le monde a besoin n’est pas cosmétique : un changement de paradigmes, de modes de vie, de conceptions sur la réussite et le bonheur est nécessaire pour mettre fin à la déprédation de l’environnement – qui nous apporte ces « nouveaux » virus –, avec la violence de classe, de genre, de race et de culture – formes de violence autonomes, mais interdépendantes –, pour refonder la démocratie sur des bases différentes de celles désormais inopérantes de la bourgeoisie, et l’accès à la justice sociale, prémisse d’une véritable liberté individuelle, pour que le navire appelé monde ne fasse pas naufrage, avec ses riches, ses pauvres et ses démunis, tous passagers du même bateau.

La Révolution s’est levée contre la violence réactionnaire. Et elle a établi un référent éthique, politique, humaine, de justice sociale, d’inclusion et de démocratie. C’est pourquoi il paraît tellement étrange que ce groupe réclame l’instauration d’un « nouveau » référent, aux relents du passé. On ne saurait ignorer le contexte : l’impérialisme est plus agressif, il recourt à des méthodes qui contredisent ouvertement la légalité internationale, tandis que l’immense majorité des Cubains approuve une Constitution qui proclame l’État socialiste de droit. L’impérialisme abandonne le cadre légal et éthique du système bourgeois, qui ne parvient plus à maintenir et à reproduire son pouvoir, et promeut les coups d’État, les fraudes électorales, les assassinats sélectifs, les coups d’État chirurgicaux, les invasions, les blocus économiques et militaires. Et pourtant, il existe une « gauche » systémique au capitalisme qui persiste à préconiser ce cadre inopérant, qui joint sa voix et sa signature à celles des représentants de la droite, et à celles de mercenaires connus et imprésentables.

Le capitalisme s’approprie les concepts proclamés de manière abstraite. Ses porte-drapeaux à Cuba sont pris au piège dans le miroir brisé de la Constitution de 1940, de la République néocoloniale. Le pluralisme politique (et le multipartisme, que certains défendent, de manière subtile, et d’autres ouvertement), est la base sur laquelle se fonde la violence capitaliste : au sein du système, tout, car l’argent construit l’hégémonie, et vend des vessies pour des lanternes. Comme le dit à juste titre le philosophe espagnol Carlos Fernandez Liria : « il est absurde de se vanter de la trouvaille politique de la division des pouvoirs, là où le pouvoir n’est pas politique, mais économique. »

Les signataires du manifeste croient-ils vraiment que la suppression du « langage politique polarisant est la condition pour surmonter toutes les formes de violence et d’inégalité » ? Croient-ils vraiment que celles-ci ont leur origine dans le langage polarisant ? La « réconciliation » dont ils parlent est-elle entre les exploités et les exploiteurs, entre les serviteurs de l’impérialisme et les défenseurs de l’indépendance et de la justice sociale ? « Le “tous” de Marti n’est donc pas purement quantitatif – insistait Cintio Vitier en mai 1995, dans une rencontre à laquelle j’ai eu l’honneur de participer –, une part d’une étreinte d’amour, mais aussi d’un rejet critique, un rejet qui n’est pas sans appel mais qui ne peut se transformer en étreinte que si ceux qui trompent, s’égarent ou “mentent” acceptent la thèse centrale du discours, qui est la viabilité historique d’une Cuba indépendante et juste ». Bien que d’un point de vue sémantique, Patrie et Socialisme ne soient pas identiques, ils le sont d’un point de vue historique : sans socialisme, il ne nous reste que le retour au capitalisme néocolonial.

Nous, les révolutionnaires cubains, voyons comment certains tentent d’appliquer méthodiquement les conseils des (contre)révolutions dites de couleur à Cuba, qui n’ont rien de pacifique. Devons-nous nous asseoir et regarder, les laisser faire ? Les soi-disant plébéiens se comportent avec cynisme lorsqu’ils disent qu’ils rejettent toute action violente de l’État. Néstor Kohan, un marxiste argentin, doté d’une solide formation critique, ami de certains des auteurs – ce n’est pas superflu, car son malaise répond à des principes –, racontait ainsi de précédentes rencontres avec eux :

« Dans l’une de ces discussions, je les ai entendus me dire : “Ici, Néstor, [il s’agit de Cuba. N.K.], il y a une DICTATURE [sic]. Après avoir réfréné mon envie de rire, je leur ai demandé : “Êtes-vous déjà allés en prison ? Moi, oui. Avez-vous déjà affronté l’infanterie de police avec leurs bâtons, leurs pistolets et leurs fusils à canon coupé ? De toute évidence, la réponse fut négative. Et j’ai poursuivi : avez-vous participé à des manifestations où les forces de répression et leurs chars d’assaut tirent des projectiles de gaz lacrymogène directement sur le visage des manifestants ?

(…) Dans une autre de ces discussions, quelques années plus tard, j’ai pris la liberté de donner un conseil. Comme si j’étais un vieux sage et non un inconnu, un simple militant de base. N’accepte pas d’argent de quelqu’un qui te propose un blog sur Internet « pour que tu écrives ce que tu veux ». Rien n’est gratuit, mon frère. S’ils te proposent cela, il y a toujours un prix à payer. Et ne confonds jamais le Vatican avec Camilo Torres [prêtre, pionnier de la Théorie de la libération]… car ce n’est pas la même chose et ne le sera jamais. De toute évidence, je n’ai pas été un très bon conseiller. Ils ne m’ont pas écouté. »

À Cuba, il n’y a pas et il n’y aura pas de chasse aux sorcières. Il n’y aura pas non plus d’impunité. Nous, les Cubains, respectons ceux qui défendent avec honnêteté des critères antagonistes. Ce ne sont pas des ennemis. Nous dialoguons, nous débattons, nous confrontons nos idées. Mais des décennies de confrontation avec l’impérialisme nous ont appris à découvrir le double standard de l’ennemi, la peau de mouton sur le corps du loup. Il finit toujours par bondir.

(Source: Granma)

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